Brigitte Findakly, Lewis Trondheim et Jean Monnet.

Lundi 30 avril, 10h10 ça grouille et ça hurle dans la cour de récré du collège Jean Monnet. Cette année pour la première fois SEVRIER BD s’est allongé jusqu’au lundi et s’est déplacé à Saint-Jorioz pour rencontrer les collégiens.

Fièrement accompagnée de Brigitte Findakly et Lewis Trondheim, je suis donc courageusement retournée au collège. Vous pouvez demander à Riad Sattouf, ce n’est pas facile facile comme expérience.

Pour cette 7e édition, avec la complicité de Claire Colombat professeur d’histoire-géo et celle de Laure Cervantes professeur de français, nous avons invité les élèves à étudier la BD de Brigitte Findakly et Lewis Trondheim intitulée Coquelicots d’Irak. Un sacré défi au temps du smartphone. On leur a même collé un expo sur l’immigration dans la BD… Mais personne n’a été blessé.

Le premier qui chante « Gentil coquelicot » va m’entendre.

Présenter Lewis et Brigitte c’est un peu gênant parce que leurs carrières respectives sont tellement colossales qu’on en oublierait forcément les 9/10e de leur production. Voici donc l’une des manières de vous les présenter :

Voici Lewis et Brigitte qui s’embrouillent gentiment.
dans Les petits riens t1, ed. Delcourt.

Alors au collège, pour simplifier, j’ai dit que dans la BD il y a un peu un avant et un après Lewis Trondheim. Qu’avant, la BD ça faisait 46 p. et que c’était tout en couleur et qu’après les années 90 un groupe d’auteurs avait décidé qu’on pouvait faire des BD de 4 ou 500 pages et que ça pouvait être en noir et blanc. Quant à Brigitte, elle met de la couleur pour embellir les albums des plus célèbres des auteurs de BD. Oui, ceci est très raccourci et tiré par les cheveux mais il y a peu de lecteurs de BD dans la salle nous annonce t’on d’emblée… Pourtant pendant 2 heures presque aucun chahut ! Les professeurs sont épatées par l’attitude des élèves.

Une fois l’introduction passée nos invités ont été passés à la moulinette des questions préparées consciencieusement sur des petits papiers pliés décorés de coquelicots. Non seulement c’était joli mais les questions ont permis de développer de belles idées.

Brigitte a bien emmené toutes les questions avec elle en souvenir de ce bon moment.

Lewis à la pioche devint soudain un genre de professeur pitre. Très consciencieux dans le dépliage il prit un air solennel pour poser la première question : « Peux-tu ôter ton pantalon ? » Faussement offusqué, le trublion de la BD, comme on l’appelle parfois, lance la séance de questions d’une manière qui ne me surprend guère et m’amuse beaucoup. Brigitte hausse un peu les yeux au ciel, habituée par les pitreries de son mari. Et c’est parti pour des tas de questions ! Je ne pourrai ici toutes les retranscrire mais je vais tout de même faire en sorte d’en retenir l’essentiel.

22 questions défilèrent ainsi pendant la matinée. Des plus sérieuses au people.

On remarque ici que Brigitte et Lewis ont un joli parquet !


Allez, je vous offre les réponses (de mémoire) et j’espère ne pas dire trop d’âneries.

Oui le livre a du succès ! Je crois que Lewis a précisé 25000 albums vendus (dans la BD c’est vraiment pas mal comme chiffre). Mais ce succès ne s’est pas fait tout seul. Les auteurs estiment avoir passé environ 90 jours en promotion (télé, radio, dédicaces), ce qui est beaucoup car pendant ce temps là, comme ils le rappellent, ils ne travaillent pas. Ils insistent aussi sur le travail des libraires qui est essentiel et sur le bouche à oreilles qui a été très efficace. Car un livre a peu de chance de rester visible longtemps en magasin. Là, Lewis me fait la blague de me faire intervenir (il pensait peut-être me surprendre en train de dormir ou de surfer sur le net) pour expliquer qu’un livre est bien exposé environ un mois et qu’il peut disparaitre des rayons dès 3 mois. Alors il faut faire en sorte que ça accroche tout de suite parce qu’il y a plus de 5000 BD qui paraissent tous les ans.

Il y a des photos dans la BD parce que ça paraissait évident aux gens de leur entourage qui leur ont suggéré d’en mettre dès qu’ils ont évoqué ce projet. Brigitte raconte la terrible anecdote de la photo qui est dans la 1e historiette de la BD. Quand elle était enfant elle pique-niquait dans les ruines de Nimrod où il y avait les statues des lions ailés décapités il y a quelques années de cela au marteau piqueur par Daech qui les jugeait impies . A l’époque, le papa de Brigitte avait pris une photo d’elle au pied de la statue. Sa fille étant l’objet de toute son attention, il l’a cadrée au centre sans se soucier de couper la tête de la statue. Voici donc une raison implacable d’intégrer des photos au témoignage illustré.

Brigitte en pique-nique dans le berceau de l’humanité. Nimrod (XIIe siècle avant JC), Irak, sur les bords du Tigre. Elle se permettait même d’escalader les vestiges !

La terrible chute de la première histoire. Illustration de Lewis Trondheim, couleur de Brigitte Findakly. Les deux au scénario.

Pourquoi sont-ils tous les deux au scénario alors qu’il s’agit de l’enfance de Brigitte ? Brigitte notait depuis longtemps des anecdotes de sa vie en Irak (qu’elle a quitté à 14 ans) qu’elle partageait avec leurs amis. Mais les souvenirs sont souvent difficiles à structurer ! Alors Lewis, qui a toujours aimé scénariser, l’a aidée à synthétiser et organiser tous ces moments. Le truc marrant c’est que Lewis a fait une école (de je ne sais plus quoi) dans laquelle il fallait attendre la 2e année pour apprendre le scénario. Il a donc rongé son frein toute la 1e année. Arrivé enfin en 2e année, le programme a changé et ce cours est passé en 1e année. Heureusement, apparemment il n’en avait pas besoin… Lewis et Brigitte étant tous les deux auteur et coloriste de bande dessinée, il était naturel pour eux de choisir ce medium là pour raconter ces histoires. Dedans tout est vrai puisque ce sont des souvenirs. Mais ça veut aussi dire que tout n’est pas exactement vrai non plus ! Brigitte n’aurait jamais été capable de reconstituer les dialogues exacts par exemple. Mais l’important c’est que ça sonne juste ! Pour Brigitte, évoquer ses souvenirs d’enfance n’a pas été douloureux, ça a même permis à sa maman et à son frère de beaucoup parler alors que la parole était un peu réservée sur le sujet. Par contre, elle précise que les images de l’Irak détruit sont insoutenables et qu’elle n’a pas voulu les voir. Brigitte a invité les collégiens à imaginer toute leur vie, leurs maisons détruites et d’assister à cela derrière un écran complètement impuissant.

Un élève lui a demandé ce que l’on peut dire aux gens racistes à propos des migrants. Brigitte a rappelé qu’on ne quitte pas son pays natal, son travail, sa famille, sa maison en partant sans rien du tout juste par plaisir ou pour voler le travail de quelqu’un. Sa famille est éparpillée de partout dans le monde ! Nouvelle Zélande, Etats-Unis, France… Elle n’a presque plus personne en Irak. Un membre de sa famille était allé rejoindre sa fille en Californie mais il a préféré rentrer chez lui. Il serait en train de préparer un nouveau départ toutefois. Ça c’est le moment où j’ai failli pleurer.

Les élèves ont également posé beaucoup de questions à propos du dessin, du titre, de la technique de mise en couleur. Coquelicots d’Irak est dessiné par Lewis sur papier avec de l’encre et Brigitte fait les couleurs à l’aquarelle. Ils ont choisi le titre ensemble en cherchant chacun de son côté ! Quand ils ont partagé leurs idées, ils avaient en commun le mot « Coquelicots » alors ils l’ont gardé en point de départ. Le coquelicot est une fleur très répandue en Irak, Brigitte les voyait depuis sa fenêtre. Mais c’est aussi le côté très éphémère de la fleur qui leur a plu et fait penser aux destructions dans le pays. Les collégiens ont voulu savoir pourquoi le dessin était enfantin et pourquoi il n’y avait pas de vignettes ni de cases. Lewis a répondu qu’il était fainéant. Souvent, c’est la couleur de Brigitte qui ferme la case et met des contours. Le sujet étant difficile il est souvent mieux de mettre de la distance en ôtant le sérieux qu’apporte un dessin trop académique. Malgré tout, même en se « facilitant » la tâche, ils ont passé un an à réaliser cet album qui a d’abord été publié sur l’application du journal Le Monde.

Les 3e ont demandé ce que ça fait de savoir que tout le monde lit notre autobiographie comme dans Coquelicots d’Irak ou dans les Petits Riens. Mais Brigitte les a rassurés en leur expliquant que ce sont des anecdotes et qu’au final on ne sait rien d’eux et de leur vie, ce n’est pas intime !

A ceux qui voudraient eux aussi raconter des histoires, Lewis a expliqué combien c’est compliqué même quand on pense tenir un sujet intéressant. Il a pris un exemple : ce n’est pas parce qu’on a vécu un évènement douloureux et qu’on veut le raconter que ça va faire une bonne histoire même si c’est super important pour nous, il faut accrocher le lecteur. Donc d’après lui : « C’est pas parce qu’on a eu un cancer de l’estomac pendant 3 ans et qu’on a souffert toutes les nuits et pas dormi que ça va faire une bonne histoire. » Il faut savoir raconter avant tout. Et ça c’est son boulot. Avec presque 140 livres à son actif, il sait de quoi il parle.

Lewis a rajouté plein de choses importantes qui n’étaient pas invoquées dans les questions : il a parlé du droit d’auteur, du domaine public… Il a mentionné qu’en tant que scénariste des Mickey et Donald chez Glénat, il ne peut pas faire faire n’importe quoi aux personnages de Disney. Lewis a bien essayé de les faire mourir écrasés par une météorite mais ils ont juste été ratatinés par comme des crêpes ! Car on ne peut tuer un Mickey ou un Donald. Et Donald n’est pas plus autorisé à manger du poulet… Il a aussi expliqué à grands renforts de fractions et de camembert qui gagne quoi dans le milieu du livre. Puis il a de nouveau essayé de me piéger en me faisant expliquer la différence entre la diffusion et la distribution du livre par surprise. J’ai tenu bon. Il est revenu sur les origines de la BD et du cinéma et il y avait de bonnes réponses dans la salle ! Une dernière fois il a voulu tester mes connaissances en me demandant le nom de cet auteur suisse (Rodolphe Töpffer) à qui on attribue les débuts de la bande dessinée. Je n’ai pas flanché. Comme c’est un vrai gentil je le soupçonne d’avoir fait semblant d’oublier son nom pour m’offrir la vedette.

Il y a aussi eu la rubrique people. Ils ont aussi voulu tout savoir sur l’enfance de Lewis après avoir étudié celle de son épouse. Alors Lewis était timide et avait des parents libraires… Ils ont même osé demander à Lewis et Brigitte comment ils s’étaient rencontrés ! Voilà l’histoire : Brigitte a intégré un atelier dans lequel il y avait 6 bonshommes dont Lewis qui n’avait apparemment pas l’air de bonne humeur ce jour-là. Elle a pensé qu’elle aurait le choix MAIS elle venait de faire une permanente et visiblement Lewis n’en raffolait pas. Je ne sais pas combien de temps elle a mis pour défriser, cependant, 2 enfants et tout plein de livres plus tard, ils étaient bien ensemble au collège Jean Monnet.

J’ai passé 4 jours avec Lewis et Brigitte, ils se sont prêtés patiemment à deux interviews (pour une radio locale et une interview filmée), ont passé deux jours à dédicacer dans une salle comble et ont vaillamment répondu à toutes les questions des collégiens avec une générosité sans pareille. Le tout agrémenté d’un humour décapant, d’émotion et d’une bonne dose de prise de conscience sur des sujets tels que la guerre ou l’économie fragile du livre. J’ai passé un excellent week-end en leur compagnie et j’espère que le compte-rendu de cette rencontre vous aura intéressé et qu’il leur rend suffisamment hommage (et non pas Approximativement pour ceux qui comprendront le clin d’oeil).

Merci Lewis et Brigitte pour cette première expérience avec les collégiens. J’ai presque envie d’y retourner. Et merci aux collégiens pour leur investissement dans ce projet et pendant la rencontre ! Ils avaient même fait de succulents gâteaux…


Martha et Alan.

Parmi toutes les merveilles de 2016, il y a eu Martha et Alan d’Emmanuel Guibert qui a ainsi poursuivi la retranscription des souvenirs de son ami Alan Cope. La rencontre fortuite de ce soldat américain et d’Emmanuel Guibert a donné lieu à la parution de plusieurs récits : La guerre d’Alan (3 volumes désormais reliés), puis l’enfance d’Alan et enfin Martha et Alan. Ce dernier opus, ne ressemble pas vraiment aux autres, plus qu’une BD c’est plutôt un album illustré. Pas de cases ni bulles cette fois-ci. Des doubles-pages à la beauté stupéfiante sur lesquelles la voix d’Alan résonne doucement.

Martha et Alan a donné lieu a beaucoup de belles discussions à la librairie où je travaille. J’écoutais les clients : « Regarde on dirait un tableau à toutes les pages », a dit une dame un jour. « J’aime pas la BD, mais ça j’aime ! » ai-je entendu quelques fois. Et effectivement, comment résister à une telle alchimie entre texte et image ? C’est une profonde émotion qui se dégage à chaque fois que l’on tourne une page. Emmanuel Guibert nous narre une histoire dont on ne veut plus sortir, dans laquelle on veut s’immiscer dans l’intimité de ces deux enfants ; grandir avec eux.

La fin, bouleversante, donne des frissons et nous offre une dose d’espoir bienvenue sur les relations humaines.

Bonus : Un article coup de coeur à lire à propos d’Emmanuel Guibert et de sa rencontre fortuite avec Alan Cope sur l’Ile de Ré où leur travail commun est mis à l’honneur cette année à partir du 14 septembre.